Editions Bragelonne / tome 1 / 2012

Cet étonnant roman, primé plusieurs fois (Prix Nebula 2010, Hugo puis Locus en 2011), revisite le voyage temporel. En 2060, des historiens, sous l’égide de l’université d’Oxford, sont envoyés étudier le passé. Lorsque certains d’entre eux se retrouvent bloqués en Angleterre, en pleine période de black-out, en 1940, toutes leurs certitudes vacillent.
D’abord désarçonné par le style résolument moderne du récit, mettant en avant les dialogues puis des descriptions succinctes mais efficaces d’un monde familier, j’ai ensuite été happé par ce roman fleuve. J’ai suivi les protagonistes au gré de leurs décisions, leurs actions, des événements et de leurs émotions, vivant en 1940 au cœur de la population. Aux terribles réalités auxquelles les historiens temporels sont confrontés, s’ajoutent les récits de vie de ceux qui ont vécu la guerre, au ras du sol, au plus près des bombes. Ce livre d’une profonde justesse m’a clairement touché, par son traitement humaniste, mais aussi par la force de la lancinante pensée qui étreint les héros, peut-on changer l’histoire ?
Première lecture d’un roman de Connie Willis, auteure américaine, considérée comme une des figures majeures de la SF (science-fiction) actuelle. Une réelle découverte. Il faut savoir qu’il s’agit du premier tome, le suivant étant All clear dans un ensemble portant le nom de Blitz. D’autres romans antérieurs mettaient déjà en scènes ces historiens voyageant dans le passé.
Un roman de science-fiction historique au service du jeu de rôle ?
Chez Connie Willis, la SF semble un prétexte pour nous maintenir sous tension. L’ensemble est avant tout un témoignage historique particulièrement documenté sur la période du black-out (période de bombardement par l’Allemagne nazie durant laquelle la consigne était d’éteindre tout source lumineuse pour ne pas guider l’ennemi). On pourrait donc parler de roman historique patiné de SF.

Blackout, London, 1940, Margaret Bourke-White
Il est très facile d’y trouver des inspirations pour votre parties de JDR (jeu de rôle) – avec une évidente priorité pour la période de la deuxième guerre mondiale – au delà du seul voyage dans le temps.
Comme les trois principaux acteurs de ce roman, imaginez vous embarqués malgré vous vers Dunkerque dans un rafiot qui prend l’eau avec un capitaine courageux mais sénile, ou vous perdant dans le brouillard londonien lorsque retentissent les sirènes d’alerte avant que tonne la DCA. De même, permettre au joueurs de ressentir la tension présente dans les abris sous-terrains est possible en reprenant des descriptions du bouquin.
De plus, les personnages croisés dans ce roman ont pour beaucoup les atours de PNJ (personnages non joueurs) bien campés, notamment lorsque l’on pense à quelques-uns des enfants en pension dans un château de la campagne anglaise sous la surveillance d’une des héroïnes. Aussi, les Londoniens qui se retrouvent dans le même abri deviennent des personnages pittoresques. Décrire leurs réactions, l’attachement qui se créée, la solidarité, et les liens forts tissés entre survivants est une idée forte parfaitement utilisable autour de votre table.
Au delà de ces possibilités, ce roman pourrait presque être un cadre de scénario. Il aurait pour défaut de maintenir les joueurs séparés un long moment ; on pourrait ainsi imaginer plusieurs histoires en mode JDR solo pour mieux les réunir sur la partie suivante.
Les dangers du voyage dans le temps au centre d’un roman inspirant
Les 3 principaux personnages de cet histoire vont donc naviguer au gré des événements historiques et y participer malgré eux, avec ce doute récurent et obsédant, un petit événement peut-il changer l’histoire.
Leur présence produit-elle le fameux effet papillon ?
Cet enjeu majeur constitue un des moteurs du roman mais peut aussi complètement faire le sel d’une partie. Les aventuriers sont témoins d’événements dans le passé sans jamais devoir intervenir. Ils pensent que rien ne peut être modifié, que le continuum espace-temps compense de petites erreurs, d’autant qu’ils sont formellement maintenus éloignés de périodes dites de divergences, où chaque action pourrait avoir une influence décisive sur l’histoire connue. De plus, ils ont préparé leur expédition, connaissant généralement les événements avant qu’il ne se produisent.
Il devient aisé pour le (malin) maitre de jeu d’opposer leurs certitudes à la réalité. L’heure du bombardement, les cibles touchées, le nombre de victime sont autant d’interrogations au service de la narration face la question cruciale suivante : ont-ils changé le cours de l’histoire ?
En résumé, la force de ce roman réside, selon moi, dans la capacité de l’auteure à nous plonger au plus près des britanniques bombardés, héros souvent oubliés. Cela ne peut qu’inspirer un maître de jeu souhaitant saisir une vérité historique plus profonde que la seule version guerrière.
Appuyé sur un gros travail de recherche, le réalisme de situations souvent méconnues et la justesse des émotions sont saisissants. Aussi l’ensemble est bien construit, on suit un personnage puis l’autre au chapitre suivant, on reste souvent sur un suspense terrible à chaque fin de chapitre, presque à la manière d’une série télévisée. Bref, on veut savoir la suite, éreintés comme le sont les voyageurs temporels bloqués en 1940, avec une véritable frustration toutefois, lorsqu’au bout de 700 pages, on comprend que les réponses à nombres de questions seront dans le tome suivant. Mais comme l’indique Connie Willis dans une interview, elle a coupé son roman en deux tomes indissociables après avoir hésité à en faire trois.
L’interview en VO :
Légères digressions sur la place de l’histoire dans le JDR
Aborder un tel roman sous l’angle du jeu de rôle pose la question de la place des événements historiques dans notre loisir préféré.
J’ai longtemps considéré le voyage dans le temps comme difficile à manier. En effet, cela nécessite que le maître de jeu maîtrise quelques éléments majeurs de l’époque concernée. Aussi la marge de manœuvre des joueurs doit être claire.
Des JDR historiques…
L’Histoire y est le plus souvent une trame de fond. Je suis pas un spécialiste du domaine même si me viennent spontanément des exemples, comme l’Appel de Cthulhu (sur des époques très variées), Pavillon noir, Pendragon, etc. Je profite de ce sujet pour renvoyer à quelques vidéos plus documentées sur le domaine.
Chaque époque peut donc devenir un cadre contextuel au bénéfice de l’imaginaire. Le monde est rarement remis en question, même si un terrible Grand Ancien en menace la destruction.
… qui nécessitent un cadre clair pour les joueurs.
Placer des joueurs au cœur d’événements historiques nécessite une véritable réflexion sur leur place. On ne peut pas concevoir qu’ils se trouvent simplement spectateurs et il est difficile d’admettre qu’ils aient une liberté totale, sauf si c’est un préalable accepté.

La plupart du temps, les libertés prises quant à l’histoire font partie du contrat tacite ou explicite passé avec les joueurs. Soit ces derniers jouent sans qu’ils aient une influence sur les grandes lignes de l’histoire, soit ils peuvent y apporter des modifications parce que le scénario ou le contexte le permettent.
Ainsi, certains JDR nous placent en positions d’explorateurs temporels voire dimensionnels. J’ai pu m’essayer au voyage temporel dans un précédent scénario « martien » publié sur le site.
Généralement, je préfère utiliser le contexte historique pour mieux participer à l’immersion, avec, par exemple, des coupures de journaux où l’enquête des investigateurs est un encart au milieu des événements de l’époque. Je pense aussi à des univers post apocalyptiques où il peut être intéressant de saupoudrer d’habiles références d’un temps passé.
En tout cas, ce roman, solide source d’inspirations, a eu le bénéfice d’affiner ma réflexion sur le voyage temporel et la place de l’histoire dans le JDR, afin d’éviter les écueils de la caricature.
Gare à vous, inconscients explorateurs du temps !!